Allemagne - 1976-77

 

 

1er août. Je débarque à Hoek van Holland vers huit heures du matin par un temps radieux. On est dimanche et ce n’est pas le meilleur jour pour faire du stop. Par chance, l’emplacement s’y prête bien : les voitures et les camions roulent doucement et peuvent s’arrêter facilement. On est plusieurs à tendre le pouce ou, comme moi, un carton avec le nom d’une destination. La plupart vont à Amsterdam. De mon côté, j’ai indiqué simplement Deutschland. D’ici, peu importe par où je passe, la Hollande, c’est minuscule et on est vite à la frontière. De fait, j’arrive à Munster en milieu de matinée. Je ne sais plus très bien comment, je me retrouve en ville dans un parc où je m’arrête pour manger un sandwich. Assis sur un banc, je fais la causette avec un retraité habitué des lieux qui semble content de rencontrer une nouvelle tête. Un jeune Français, qui plus est. Ancien ouvrier communiste, il a réussi à passer à travers les gouttes pendant la guerre, mais n’a pas gardé un souvenir des plus agréables du nazisme.

On est un dimanche, mais aussi en période de vacances. Les jeunes Allemands qui ont pris la route pour la Scandinavie trouvent volontiers une place dans leur voiture pour un stoppeur. Alors j’avance bien : je descends d’un combi VW pour monter dans une Coccinelle et j’arrive à Rotenburg-an-der-Wümme en fin d’après-midi.

En ce milieu des années 70, chaque pays européen se distingue encore fortement de ses voisins. Hormis à l’intérieur de la Scandinavie, il y a un contrôle douanier à chaque frontière. Et un bureau de change. Quand on est un jeune stoppeur, on est souvent perçu comme suspect par les douaniers, on doit souvent montrer patte blanche. Où est-ce qu’on va ? Pour combien de temps ? Pour quoi faire ? Combien d’argent on a ? etc. Cela dit, on est infiniment plus libre qu’aujourd’hui. La reconstruction de l’après-guerre est achevée et l’Europe occidentale est prospère. Nos parents, qui avaient connu la guerre et les privations, n’avaient qu’une envie : avoir un travail stable, faire faire des études à leurs enfants et se faire bâtir une maison. Les vacances au bord de la mer, ça venait après. Et pas pour tout le monde. Notre génération est la première à aspirer à autre chose. On s’ouvre au monde et on commence à voyager. Timidement au début en allant dans les pays limitrophes puis de plus en plus loin sur les autres continents, même si, dans ce cas, les Français privilégient leurs anciennes colonies en Afrique et les Anglais des régions comme le sous-continent indien.

Le premier choc pétrolier a bien entendu entraîné de l’inflation et du chômage, mais cela reste tout à fait supportable. Le « quand on veut du boulot, on en trouve » cher aux sédentaires reste vrai, même si c’est moins facile qu’avant 1973, Dans les pays du Nord, prospères et plus riches que les autres, on va depuis longtemps passer ses vacances dans le Sud de l’Europe. En revanche, l’inverse n’est pas vrai. Et puis franchement, entre, d’un côté, une plage ensoleillée dans un pays du Sud où la vie n’est pas chère et, de l’autre, les fjords et les forêts sombres de la Scandinavie, où le coût de la vie est exorbitant, le choix s’impose rapidement. À cette époque, donc, les Européens du Sud qui viennent dans le Nord sont souvent des jeunes comme moi, moins portés sur le farniente au soleil que sur le désir de découvrir autre chose. On se déplace la plupart du temps par le train grâce au forfait Inter-Rail ou alors en stop. Quelques-uns y vont aussi en voiture quand ils en ont une.

Pour en revenir à Rotenburg, je passe quelques jours chez Reiner, un copain de Friederike. C’est un mec qui a un ou deux ans de plus que moi et qui est… militaire de carrière. On sympathise tout de suite. Ça l’amuse d’héberger un « Kriegsdienstverweigerer », c’est-à-dire un objecteur de conscience. À vrai dire, il s’est surtout engagé pour suivre une formation dans je ne sais plus quel domaine et ne compte pas porter l’uniforme toute sa vie. Son appartement est au deuxième étage d’une grosse maison tenue par une certaine Frau Meyer qui n’a pas sa langue dans sa poche. Elle semble bourrue, mais en fait elle adore les jeunes. Je me souviens qu’au moment où je suis arrivé, elle venait de déboucher un regard et rouspétait après ses locataires qui avaient la fâcheuse habitude de jeter les capotes usagées dans les toilettes. En finissant sa tirade par un grand éclat de rire : « il faut bien que jeunesse se passe ! ».

Comme Reiner doit s’absenter de Rotenburg quelque temps, il me présente à des copains à lui, qui habitent Scheeßel, une petite ville distante d’une dizaine de kilomètres. Ils proposent de m’héberger en attendant que je trouve un boulot et une chambre. Ils sont cinq à partager une grosse maison traditionnelle en briques typique de la Basse-Saxe. À cette époque, les collectifs comme celui-là sont assez rares en France, mais très répandus en Allemagne. En fait, sur les cinq, ils ne sont que « trois et demi » à résider là en permanence : Michael, Marion et sa petite fille de cinq ans Anina, et Ralf. Deux filles ne sont là que de temps en temps. Toutes deux s’appellent Eva. L’une fait des études d’infirmière à Hanovre et ne vient qu’un week-end sur deux ou trois, l’autre travaille de nuit à Brême et ne vient qu’assez rarement.

Quand j’arrive dans l’après-midi, je me retrouve dans la cuisine avec Marion, Michael et Ralf. Comme Reiner leur a dit que j’étais insoumis au service militaire, ils me voient aussitôt comme quelqu’un « de leur camp ». Ralf se dit social-démocrate et Michael, lui, est un militant actif du KPD, le parti communiste allemand. Marion, elle, s’en fiche pas mal.  « Und wie stehst du politisch ? » me demande Michael. Comment je me situe politiquement ? Euh, à vrai dire je n’en sais trop rien. Comme beaucoup de jeunes de l’après-68, mes sympathies vont plutôt à gauche, mais je ne crois guère à la politique.

Michael est un grand échalas roux qui fait des recherches historiques sur la deuxième guerre mondiale et le nazisme dans la région. Avec Ralf, ils enquêtent sur un camp de concentration secondaire qui se trouvait dans les environs de Scheeßel.

Le soir de mon arrivée, donc, j’aide Marion à repeindre la porte de la cuisine pendant qu’on fait connaissance. Elle sort tout juste d’un divorce d’avec le saxophoniste du groupe de jazz-rock Kraan, dont on parle alors beaucoup en Allemagne. Ils se sont visiblement quittés en bons termes et elle dit ne pas craindre que sa fille soit traumatisée. D’ailleurs, le père passe de temps à autre. C’est un baba cool qui a beaucoup d’humour ; il est plutôt sympa et attentionné avec Anina.

On a parlé des possibilités pour moi de trouver un boulot, et ils me suggèrent de tenter ma chance chez Juwel Aquarium, à Rotenburg. Comme le nom l’indique, c’est une usine qui fabrique des aquariums et qui embauche assez facilement. Ils me proposent aussi de donner leur adresse comme étant mon lieu de résidence en Allemagne pour faciliter les démarches que je dois faire les jours suivants. Étant ressortissant de la Communauté Économique Européenne – on ne dit pas encore l’Union Européenne –, on a apposé un tampon dans mon passeport à mon entrée en Allemagne et je peux y séjourner quatre-vingt-dix jours. Si, passé ce délai, je n’ai pas trouvé de travail, je dois sortir du pays pour obtenir un nouveau tampon dans le passeport en repassant la frontière. Je dois donc aller à la police déclarer où j’habite. Cela fait, je peux enfin partir en quête d’un emploi. Je commence par aller chez Juwel, où ça se passe bien. Quelques jours plus tard j’apprends que je suis embauché à partir du lundi suivant.

À la Wohngemeinschaft, il y a presque constamment des visiteurs, des copains et des copines de l’un ou de l’autre, mais principalement de Marion. Je fais connaissance avec ceux qui deviendront vite de bons amis. Petite parenthèse, une Wohngemeinschaft, c’est ce qu’on appelle chez nous un collectif. À Scheeßel, quand on en parle, tout le monde sait que c’est celle de la Mühlenstraße. Cinq jeunes des deux sexes avec en plus une gamine de cinq ans, ça ne manque pas de faire jaser dans une petite ville encore très conservatrice. Et ça attire les autres jeunes. On se retrouve donc le soir assis en tailleur par terre dans la chambre de Marion à boire du thé à la lumière des bougies en fumant des cigarettes roulées. Fraîchement arrivé d’Angleterre où les conversations sont particulièrement superficielles, je constate qu’on n’est pas du tout dans le même monde. Ici, on est plutôt sérieux. Par moments, ça s’égare même volontiers dans les raisonnements plus ou moins abscons. Pas étonnant que l’Allemagne soit un pays de philosophes. Il règne aussi une ambiance de grande camaraderie, l’individualisme n’est pas de mise.

En faisant connaissance avec les uns et les autres, je constate que tous suivent une formation professionnelle courte pour devenir menuisiers, électriciens, plombiers ou mécaniciens, ou bien assistantes sociales ou éducatrices spécialisées pour les filles. En France, au même âge ils auraient quasiment tous été en fac. C’est toute la différence entre nos deux pays : eux privilégient l’enseignement pratique alors qu’en France on est très élitaire. Quand ils apprennent que j’ai le bac, ils sont épatés. L’enseignement français est à cette époque d’un excellent niveau et jouit en Allemagne d’une très bonne réputation. Un jour, d’ailleurs, l’un d’eux me fera remarquer qu’avec moi ils ont de la chance : aucun d’eux ne parle français, et pas même anglais. Si je n’avais pas parlé allemand, on ne se serait jamais connus.

Dans toute cette joyeuse bande, je fais connaissance avec Manfred, « Mani », qui est apprenti mécanicien. Il a vu une petite annonce indiquant une chambre à louer à Rotenburg et propose de m’y conduire le lendemain. Le loyer est très raisonnable et c’est très bien placé, en plein centre-ville et à quelques minutes à pied de l’usine. Idéal. Idéal, mais… la proprio est une vieille chouette qui nous reçoit assez mal. De toute évidence, elle n’aime pas les jeunes. De fait, elle refuse de me louer la chambre au prétexte qu’elle serait bien trop grande pour moi. On ne fait pas plus con comme excuse. Une heure après, on en rit encore.

Mani, quant à lui, loue une maisonnette promise à la démolition sur une propriété en lisière de forêt à trois kilomètres du bourg. Il connaît bien la fille du propriétaire pour être allé en classe avec elle. Le lendemain, elle a donné son accord pour que je vienne loger chez lui. Le loyer est au prix totalement dérisoire de 30 marks par mois, soit 15 chacun. Rapporté au SMIC actuel, cela correspond peu ou prou à 20 euros. Et il me propose de partager le loyer. À ce prix-là, c’est une aubaine !

Il me prévient : c’est rustique. En effet, c’est le moins qu’on puisse dire. Pas d’isolation ni d’eau courante ! Les toilettes, eh bien, c’est le cabanon de l’autre côté du chemin. À l’ancienne. L’eau, on va la chercher avec un seau au robinet extérieur chez les gardiens de la propriété, à une cinquantaine de mètres de là. Par chance, il y a un poêle dans ma chambre. Comme l’automne s’annonce, on a fait livrer des briquettes de charbon qui forment un gros tas au fond du couloir.

La maison est une petite bicoque en briques – on pourrait se croire en Sologne – au bord d’un chemin sur la propriété de Veerse, à trois kilomètres du bourg de Scheeßel. Mani s’est installé dans la chambre qui donne sur le devant et je prends celle qui donne sur les prés à l’arrière. Le matin on y voit souvent des chevreuils, ce qui ne manque pas de charme. En fait, le cadre aussi me rappelle beaucoup la Sologne. Après tout, la région s’appelle la Lande de Lunebourg. De la lande, il ne reste plus grand-chose, les marais ayant été largement asséchés et les terres déboisées, mais le nom et le style des constructions sont restés. Notre maison abritait autrefois les gardiens chez qui on va chercher l'eau. Dans ma chambre, un poêle, un matelas dans un coin et un panneau d’aggloméré posé sur des parpaings. Chic et pas cher. On passe le samedi à poser du papier aux murs avec les copains et j’emménage le dimanche.

Mani a un vieux vélo qu’il n’utilise plus depuis qu’il a une voiture, et me le prête pour me rendre au bourg. Pour aller à Veerse, on emprunte un chemin pavé sur près de trois kilomètres. En réalité, il faut rouler sur le côté, parce que ce chemin est bombé et les pavés dangereux quand ils sont mouillés, ce qui est le cas la plupart du temps. Cette « traversée du désert » n’est pas très agréable : pas une haie et la plaine est battue par les vents. Ce n’est que sur les deux ou trois-cents derniers mètres, à l’approche du manoir, qu’on se trouve sur une route asphaltée qui traverse un bosquet. La nuit, la lumière faiblarde du vélo ne permet guère de voir où on met les roues, d’autant moins que le temps est souvent couvert. J’apprécie les périodes de pleine lune. En arrivant dans le bosquet, je regarde en l’air et me fie à l’espace entre la cime des arbres pour rester au milieu du chemin.

Pour toucher ma paie, je dois ouvrir un compte bancaire. Un après-midi je passe à la Bundespost, la banque postale, où je tombe sur un vieux rond-de-cuir caricatural. Il n’en finit pas de remplir des papiers avant de téléphoner à un collègue je ne sais où pour fixer un nouveau rendez-vous afin que je puisse récupérer la carte qui me permettra de retirer de l’argent. À l’époque, on est encore loin des cartes de crédit et il faut pour ça se rendre dans un bureau de poste, comme le font encore les vieux aujourd’hui. Au final, je reçois quelques jours plus tard un rectangle de carton vert où figurent les mots Deutsche Bundespost, non nom et un numéro quelconque. C'est la fameuse carte avec laquelle je pourrai retirer de l'argent au guichet. Tout ça me paraît bien vieillot. En France, on pense à cette époque que l’Allemagne est plus moderne, mais ce n’est visiblement pas le cas dans tous les domaines.

Comme mon poste ne se libère que début septembre, je passe le reste du mois d’août à donner des coups de main à droite et à gauche. Plusieurs copains ou copines emménagent dans une chambre pour la rentrée et on se retrouve tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre pour les installer, poser du papier peint ou donner un coup de peinture. Et le soir on fait la fête ensemble en écoutant le dernier album de Pink Floyd ou de Weather Report. Un samedi, on se retrouve même à une trentaine dans un grand appartement de Hambourg où chacun se sert à un fût de bière posé dans un coin. Une fois n’est pas coutume, l’ambiance est plutôt disco. Le tube du moment Daddy Cool résonne encore à mes oreilles.

Je découvre aussi les prénoms allemands. Chaque pays a ses particularités. En Finlande, les filles s’appelaient Sirpa, Seija ou Riitta et les garçons Pekka, en Angleterre c’étaient Trevor ou Kevin pour les garçons et Alison, Sally ou Penelope – Penny – pour les filles. Ici, je découvre les Sabine et Renate, de loin les plus répandus chez les filles mais aussi des prénoms bizarres comme Almut – oui, c’est un prénom féminin. Quant aux mecs, ils s’appellent Ralf, Reiner, Ulrich, Malte ou encore Wolfgang.

Par rapport à l’Angleterre une autre différence saute immédiatement aux yeux. Fini le machisme, avec les mecs qui jouent aux fléchettes pinte de bière à la main en gardant jalousement à l’œil les filles – dans leur cas, on serait presque tenté de dire « les femelles » - assises dans un coin à siroter du vin blanc. Les Allemands me donnent presque l’impression d’être asexués tellement les relations entre les deux sexes sont égalitaires. Pas de drague, ici. D’ailleurs, des années plus tard une copine dont la mère est allemande et qui a vécu plusieurs années Outre-Rhin me dira que pour décoincer les Allemands, ce n’est pas simple, même en faisant du rentre-dedans. Cela dit, c’est tout de même plus agréable au quotidien. J’ai un peu la même impression qu’avec les Françaises. Les relations sont simples et elles ne sont pas biaisées par la différence de sexe. Le féminisme est en vogue, mais on est loin de l’intégrisme. Par la suite, je ferai aussi un autre constat : les Allemands sont fidèles en amitié. Même après avoir quitté l’Allemagne, je les reverrai à plusieurs occasions en Hollande, en Belgique, en France et même à New Delhi et Katmandou !

Évidemment, même si c’est un lieu commun, les Allemands sont sérieux. En France on glisse volontiers un jeu de mots ou une plaisanterie dans la conversation. Ici, ça ne vient à l’esprit de personne. On reste dans le sujet. Jusqu’au bout. Et puis il y a toujours ce goût de l’ordre. Même dans les soirées un peu arrosées ou embrumées par certaines substances, un emballage est aussitôt jeté à la poubelle, les bouteilles vides rangées dans un coin avant d’être évacuées le lendemain matin, les cendriers vidés régulièrement et un coup d’éponge passé sur la table si on a renversé du café. Et je me surprends vite à faire de même.

Début septembre j’embauche chez Juwel Aquarium. Je me retrouve dans l’atelier de finition et d’emballage, dans une équipe de quatre dirigée par une grosse trentenaire assistée d’une quadragénaire. On est chargé des aquariums de 150 litres. Un jeune de mon âge qui se fait appeler Jeff effectue l’assemblage et moi j’applique les joints de silicone avant de les lisser du bout du doigt pour assurer l’étanchéité. Les deux premiers jours je le fais sans précautions, mais le troisième je dois mettre un gant : j’ai attrapé une ampoule. Le travail est plutôt répétitif, mais pas fatigant. La radio diffuse des « Schlager », des tubes allemands bien balourds entrecoupés de pubs tout aussi balourdes, que Jeff imite à merveille. On est loin de la légèreté de Capital Radio qu’on entendait au travail à Londres. Petite pause-café en milieu de matinée et dans l’après-midi. En sortant de la pause déjeuner d’une demi-heure à la cantine, je m’attarde volontiers quelques instants devant le superbe aquarium à eau de mer géant qui trône dans le hall d’accueil des visiteurs.

Pour aller travailler je dois me lever assez tôt : il faut d’abord parcourir les trois kilomètres dans la campagne jusqu’à la Mühlenstraße, où je laisse mon vélo, avant de continuer en stop jusqu’à Rotenburg. Par chance, j’attends rarement plus de cinq minutes. D’ailleurs, la femme qui travaille dans notre équipe habite à Jeersdorf, à deux kilomètres de Scheeßel et elle m’emmène assez souvent quand je n’ai pas déjà trouvé un véhicule. Sur les trois mois que je fais la navette, je n’arrive que deux fois en retard de deux ou trois minutes. On ne m’en tient d’ailleurs pas rigueur. Sur le chemin du retour, c’est un notaire en retraite qui m’emmène à deux ou trois reprises. La première fois, il est tout surpris d’apprendre qu’un Français est venu travailler ici. Il faut dire que pour bien des Allemands, quand on vient travailler dans leurs usines, on est forcément un Gastarbeiter, un immigré fuyant la misère dans son pays. À chaque fois, il m’invite à boire une bière, qu’il fait passer avec un petit verre de schnaps. Je me contente de la bière. J’ai inévitablement droit au couplet « Ach, la guerre, groß malheur ». Et puis il s’enhardit. « Hitler, ce qu’il a fait avec les Juifs et tout ça, c’était pas bien, mais il a quand même bien redressé l’Allemagne. » Quand je raconte ça aux copains, ils sont morts de rire. « Ah, lui ! Et il t’a pris en stop ? Ça alors ! ». C’est un vieux nazi alcoolique bien connu dans le coin.

En rentrant à la maison, on va chercher de l’eau à tour de rôle avec Mani. Vers la mi-novembre le froid commence à s’installer et on a déjà quelques chutes de neige. Les nuits sans lune, c’est torche en main qu’on va jusque chez les voisins chercher un seau d’eau pour les nouilles, mais surtout pour la toilette. Après une journée de travail à transpirer dans la poussière à l'usine, je rêve d’une douche chaude. Seulement là, il faut faire chauffer l’eau dans la bouilloire et la verser dans une bassine. À poil dans la cuisine où la température ne dépasse que rarement les trois degrés, la toilette est rapide et… tonique !

Les jours où il fait un peu plus froid que d’habitude, les copains de la Mühlenstraße m’invitent à passer la nuit là. Le soir, on se retrouve aussi régulièrement avec les copains dans un café du bourg, chez Fips. Le samedi il y a même une soirée disco pour les jeunes. Les Allemands ne sont pas de grands danseurs et ils ne sont généralement que quatre ou cinq à se dandiner vaguement sur la piste. On refait le monde en buvant des bières en écoutant le tube du moment, Horse with no name du groupe America.

À cette époque, on est encore loin des salles de shoot et des « rues du crack », mais la fumette s’est bien répandue. Alors le vendredi soir, on s’entasse à quatre ou cinq dans une Passat et on va à la discothèque de Soltau pour nous approvisionner. L’ambiance est assez parano. Il se murmure que les stups seraient infiltrés, qu’en soirée les flics font des rondes sur les petites routes alentour pour repérer les jeunes arrêtés dans un chemin pour fumer des joints. Les frissons donnent du piquant à l’affaire. Sur le chemin du retour, Gerd roule à 170 sur l’autoroute pendant qu’on écoute Steve Miller Band à tue-tête. Le samedi et le dimanche on se retrouve chez l’un ou l’autre affalés dans un coin à nous raconter nos délires en rigolant. De temps en temps, je passe aussi la soirée à Jeersdorf chez Thomas avec sa copine Karin et moi avec la copine de la copine, Birgit. Thomas m’a fait découvrir la musique de Klaus Schulze, dont j’ai seulement entendu parler. Comme Kraftwerk, on est à 100 % dans les synthétiseurs. J’adore. Et puis je suis content de rencontrer quelqu’un qui aime ce genre de musique. Sur ce plan, les autres copains sont plus conservateurs. J’ai parfois l’impression qu’ils trouvent Kraftwerk et Schulze trop allemands et que ça les gêne. Après tout, moi je n’aime pas les groupes de rock français de cette époque, que je trouve trop français : Martin Circus, qui a cartonné deux ou trois ans avant, je trouve que ça ressemble davantage à de la variété qu’à du rock.

Chez Fips, un jeune mec nous intrigue tous. Il a quatorze ou quinze ans, mais il est très déluré. Il clope et boit des bières. Surtout, il a toujours plein de fric et c’est suspect. Grand seigneur, il paie volontiers sa tournée. Personne ne le connaît. Il serait arrivé récemment à Scheeßel. Toujours est-il que l’année suivante j’apprends que tout à coup il n’a plus eu autant d’argent et s’est fait plus rare. Il semble qu’il vivait seul chez sa grand-mère à qui il extorquait tout cet argent.

À l’usine, on s’est mis d’accord pour faire des heures supplémentaires en novembre, histoire d’avoir un peu plus d’argent pour Noël. Tout le mois, on travaille donc une heure de plus par jour. Quand on nous remet la paie début décembre, c’est la déception : on est passé dans une tranche d’imposition supérieure et on se retrouve avec seulement 50 marks de plus ! 900 DM au lieu de 850. D’ailleurs, depuis que je suis en Allemagne, j’ai découvert que certaines idées répandues en France à l’époque sont fausses. Ici, tout le monde ne roule pas sur l'or. Certes, un ouvrier spécialisé gagne plus outre-Rhin, mais si on est simple manœuvre, ce n’est pas du tout le cas. D’ailleurs, le salaire minimum n’existe pas, du moins officiellement, à la différence de la France. Et à cette époque, un petit boulot est souvent bien mieux rémunéré en France.

Quelques jours avant Noël, on a une grosse chute de neige et le chasse-neige n’est pas encore passé. J’arrive à l’usine avec un quart d’heure de retard et… je me fais licencier ! Là, je l’ai mauvaise. Ce jour-là, on est pourtant plusieurs à arriver en retard à cause de la neige. Le chef d’atelier doit être dans un mauvais jour. Je suis le seul étranger de l’usine et il est bien trop heureux de me mettre à la porte. Heureusement j’ai quelques économies et je peux tenir un bon moment.

Quelques jours avant Noël, je décide de faire un saut à Amsterdam pour voir s’il n’y aurait pas moyen d’y trouver un boulot. Ça s’engage mal. Il neige abondamment et quand j’arrive à Groningue, il est neuf heures du soir. Dans la rue, je demande à des flics s’il y a une auberge de jeunesse quelque part. Ce n’est pas le cas à cette saison. Et merde ! Je me dirige donc vers la gare en pensant au moins pouvoir passer la nuit au chaud dans la salle d’attente. Pas de chance, c’est fermé d’onze heures du soir à quatre heures du matin. Il fait moins sept ou moins huit. Je m’assois donc par terre dans un recoin un peu à l’abri du vent. Et je m’endors. Le froid a au moins cette vertu : il facilite l’endormissement. Quand je me réveille juste avant quatre heures, j’ai un peu de mal à me remettre debout. Complètement gelé ! Dès l’ouverture de la gare, je me précipite à l’intérieur. Un coup d’œil au tableau des départs, le premier train pour A’dam est à six heures. Les trains sont à quai et on peut déjà monter à bord. Et c’est chauffé. À telle enseigne, d’ailleurs, que j’ai presque l’impression d’entrer dans un four. Comme l’arrivée est prévue pour quelque chose comme neuf ou dix heures du matin, ça me laisse le temps de dormir. En arrivant à Amsterdam, je suis tout juste réchauffé. J’ai l’adresse d’une association qui vient en aide aux réfugiés de toutes sortes. Pas terrible, mais à cette époque je ne connais pas encore les agences intérimaires. C’est encore assez nouveau. Une fois sur place, je me rends bien compte que j’ai perdu mon temps. Le temps s’est nettement radouci et il ne gèle plus, mais il pleut. C’est pire. Je traînasse un moment dans les rues, pas au mieux de ma forme et décide finalement de rentrer en Allemagne.

Mes parents et ma sœur viennent passer deux ou trois jours pour la fin de l’année. La neige est tombée en abondance les derniers jours et il fait particulièrement froid. C’est par moins dix degrés et en tapant des pieds pour nous réchauffer que, sur le chemin à Veerse, on regarde les feux d’artifice des villages alentour.

Début janvier, je vais à l’Arbeitsamt, l’équivalent de Pôle Emploi, mais je fais chou blanc On ne recherche que des techniciens spécialisés. Aucun boulot de manœuvre, ou alors il me faudrait une voiture. Et puis après le deuxième choc pétrolier, les entreprises resserrent les boulons et la tendance est plus aux plans sociaux qu’à l’embauche. Ce qui explique peut-être mon licenciement chez Juwel. Heureusement, à Scheeßel les tentations ne sont pas nombreuses et, le loyer étant dérisoire, mes dépenses le sont aussi.

* * *

Escapade en Italie

Je décide d’aller passer quelques jours en Italie. Le stop marche bien, mais la traversée de l’Allemagne en plein mois de janvier n’est pas une sinécure pour autant. Vers dix heures du soir je suis quelque part du côté de Cassel quand s’arrête une grosse Mercedes. Quand le passager avant ouvre la portière, je recule presque devant l’onde de choc : ils sont quatre ou cinq à bord et la radio diffuse un Schlager à pleine puissance. Ce sont des jeunes qui viennent de terminer leur service militaire et fêtent la quille. Ils n’ont pas de destination précise en tête. Quant à moi, je leur dis simplement que je descends vers le sud. C’est parti. À 160 à l’heure. Seulement le chauffeur est aussi imbibé que ses passagers et la Mercedes zigzague dangereusement entre les glissières des deux côtés de la chaussée. J’arrive à le convaincre de me déposer près de l’échangeur de Francfort. Ils me laissent à une grande station‑service et je ne suis pas mécontent de descendre de leur bagnole. Vu leur état, j’espère que leur soirée ne s’est pas mal terminée.

Il recommence à neiger et je vais me réchauffer à la cafétéria. Au moment où je m’apprête à repartir je vois plein de gyrophares bleus au bout du parking, à l’entrée de la bretelle d’accès. Et puis c’est carrément un hélicoptère qui vient se poser ! Aïe. Qu’est-ce qui se passe ? Retour à la cafétéria où j’apprends qu’il y a eu un braquage dans le coin et que les flics sont sur les dents. Au bout d’une demi-heure, ils sont heureusement tous repartis.

Sur le coup de quatre heures du matin, je me retrouve sur une bretelle à un croisement d’autoroutes près de Mayence. Il ne neige plus, mais la température est descendue en dessous de zéro. J’essaie de me réchauffer en sautant d’un pied sur l’autre. C’est l’heure creuse et, en ce début décembre, je ne vois personne. À un moment, j’entends un grondement au loin qui va en s’amplifiant de minute en minute. Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Peu après, j’ai l’explication : on est dans la zone d’occupation américaine et c’est une colonne de chars qui passe sur l’autoroute.

Une bagnole s’arrête finalement vers six heures du matin, mais le type ne va que dans la banlieue industrielle de Mannheim et me dépose quelque part au nord de la ville. Le temps s’est légèrement radouci, mais ce n’est qu’une piètre consolation : il ne gèle plus, mais c’est à présent une pluie glacée qui me tombe dessus. Au moins, je suis sur une petite bretelle d’accès d’où j’ai de meilleures chances de repartir. La pluie est le pire ennemi du voyageur, et au terme de cette nuit sans sommeil je me sens vraiment misérable. Ce sera un de mes pires souvenir de mes « années stop ». Par chance, un camion s’arrête peu après. Je peux enfin me réchauffer et j’ai bien du mal à rester éveillé. Le chauffeur est sympa et me laisse dormir. Il me dépose une heure ou deux plus tard à une grande station-service du côté de Karlsruhe. J’y trouve un coin tranquille pour piquer un somme Le temps s’est un peu radouci. Par chance, j’ai aussi une grande capacité de récupération et je suis maintenant à peu près requinqué. Et puis, même si j’ai quitté la France pour ne pas faire mon service militaire, je fais comme les soldats : s’il ne se passe rien, je dors. En voyage, c’est précieux.

Je ne sais plus très bien comment se déroule la suite du trajet, mais en fin de journée je suis en Suisse. Un jeune instituteur m’emmène jusqu’à Saint-Gall. Il habite en colocation avec un autre mec et deux nanas. Il m’explique que ça leur permet d’avoir un grand appartement avec tout le confort sans se ruiner. Pensant que tous les Suisses sont riches, je suis un peu surpris. Si leur niveau de vie est incontestablement plus élevé que celui de leurs homologues français, ils ont une approche différente, moins individualiste. Ce qui aide aussi à avoir un niveau de vie supérieur. Je passe la nuit sur le canapé du salon et le lendemain matin il me dépose à l’entrée de l’autoroute.

À la fin de la journée je me retrouve en Suisse italienne sur la route de Milan. La pluie a repris et, par chance, c’est justement un Milanais qui s’arrête. Changement d’ambiance. Il conduit une vieille Coccinelle dont les phares s’éteignent de temps en temps, mais ça ne le préoccupe guère. Quant aux essuie-glace, ils sont tout aussi capricieux. Il roule pied au plancher sur la voie de dépassement. C’est sous une pluie battante qu’on fait le trajet jusqu’à Milan. Quand je lui demande s’il connaît un endroit pas cher pour passer la nuit, il s’offusque presque. Voyons, je ne vais pas en plus dépenser de l’argent bêtement, si ? Il a un copain qui héberge tout le temps du monde et va me conduire chez lui.

Quand on arrive, le type lui explique que là, malheureusement, ça ne va pas être possible. Il n’a plus de place. Je ne comprends pas tout, mais la discussion semble s’envenimer et je me demande s’ils ne vont pas en venir aux mains. Pas du tout, ils se calment d’un seul coup et se quittent en échangeant une plaisanterie. On repart chez d’autres copains à lui. On se retrouve dans le noir au fond d’une cour un peu sinistre entourée d’immeubles de cinq ou six étages. Il frappe à une porte du quatrième. À deux ou trois reprises et pas trop fort. Finalement quelqu’un derrière la porte demande à qui il a affaire. On est à l’époque où sévissent les Brigades Rouges en Italie, la RAF en Allemagne et Action Directe en France. Alors c’est un peu la parano. Tout ce qui est jeune et un peu marginal est forcément suspect. La porte s’entrouvre et un type nous laisse entrer. Ils sont à quatre ou cinq assis autour d’une pipe à eau. Pas de problème, ils peuvent m’héberger. Mon chauffeur tire quelques tafs avant de rentrer chez lui. De nouveaux coups sont frappés à la porte. Tout le monde sursaute. La pipe à eau est évacuée dans un coin. En fin de compte, c’est un de leurs copains qui annonce qu’un concert improvisé va avoir lieu à deux ou trois rues de là. Quelques minutes plus tard on se retrouve sur une place où des rockers du quartier ont improvisé une scène. Il y a déjà toute une foule de jeunes. Je suis un peu stoned et quand le concert est sur le point de s’achever plus tôt que prévu – quelqu’un a dû appeler les flics -, je me rends compte que les mecs qui devaient m’héberger ont disparu. Heureusement, j’avais pris mes affaires avec moi. Je ne sais comment je me retrouve dans un squat tout près de là. Ouf !

Finalement je passe le reste de la nuit sur un matelas dans une pièce immense et froide, en compagnie d’une dizaine de zonards. L’un d’eux se met en colère quand il apprend que je suis français : c’est un étudiant en histoire qui déteste Napoléon ! Heureusement, ça fait rigoler les autres, qui prennent ma défense. Je constate qu’énormément de gens en Italie parlent français. Beaucoup me disent d’ailleurs que Français et Italiens, on est cousins.

Comme le train ne coûte qu’une misère, je me dirige vers la gare. Il fait relativement doux par rapport à l’Allemagne et à la Suisse, mais il pleuviote et, comme la dernière fois, les façades me semblent plutôt pisseuses. La crise économique a frappé assez durement le pays. L’inflation est encore plus élevée qu’en Angleterre et la monnaie se déprécie rapidement. D’ailleurs, beaucoup de chèques sont en circulation, en remplacement des billets de banque. Les montants sont même souvent fantaisistes. Il n’est pas rare de se retrouver avec un chèque de 350 lires en main. Pourquoi 350 et pas 100, 500 ou 1000 ? Mystère. Et pour les toutes petites sommes, on te rend la monnaie en bonbons ou en chewing‑gums.

J’ai pris un billet pour Florence. Marco m’a appris qu’il était encore en vacances et m’a proposé de passer. En fait, il doit partir quelques jours à la montagne avec des copains qui, comme lui, font des recherches sur les Étrusques. Le surlendemain, on se retrouve donc dans une ancienne bergerie qui appartient à sa famille, à quelques dizaines de kilomètres de Florence. En fait d’Étrusques, ça resemble plutôt à un prétexte pour passer deux ou trois jours avec une bande de copains et de copines. Le soir, on fait un feu dans la salle commune en tentant de nous réchauffer dans nos duvets. C’est plus que rustique. Ils m’assaillent de questions sur l’Angleterre, l’Allemagne, la Scandinavie. Un ou deux sont déjà venus en France et me parlent de coins que je ne connais pas.

De retour à Florence, Marco me dépose à la sortie de la ville. Je vais voir la tour de Pise. Le stop marche beaucoup moins bien qu’en Allemagne et dans l’après-midi je me retrouve dans un bled à mi‑chemin. C’est un Américain au volant d’une 2 CV qui s’arrête. Il m’explique qu’il vit dans une communauté tout près de là et qu’on peut m’y héberger sans problème. Je peux même rester plusieurs jours si le cœur m’en dit. Cool. On arrive peu après à un petit manoir à flanc de colline. Il pleuviote, mais je me dis que l’endroit doit vraiment être plein de charme à la belle saison.

La communauté en question, ce sont les Enfants de Dieu ou quelque chose comme ça. C’est une de ces sectes américaines qui commencent à proliférer à l’époque. Ils sont trois ou quatre Américains, garçons et filles. Il y a aussi un Belge et deux jeunes Italiens. Les Italiens semblent plutôt occupés à passer la serpillère qu’à prier. Tout le monde dégouline de gentillesse. Une des filles prend sa guitare et décide de me chanter une chanson d’accueil. C’est cucul la praline à souhait. Quand mon chauffeur m’a offert de rester quelques jours, je me suis dit pourquoi pas ? Ça pouvait être l’occasion de découvrir un peu le coin. Là, je sens que ça ne va pas le faire.

Le lendemain matin je file à la gare afin de prendre le premier train pour Pise. Pendant que je bois mon café au bar de la salle d’attente, je vois débarquer les deux Italiens de la communauté. J’apprends qu’ils sont tous deux au chômage et que les Enfants de Dieu, c’est un bon plan pour être hébergés et manger gratos. « Sono simpatici, quelli Americani, ma c’è troppo religione, no ? »… On se sépare en rigolant, mon train va partir

À Pise je fais rapidement un tour… à la tour avant de retourner à la gare. Je remonte en Allemagne. Après une nuit passée dans les trains et dans les gares de Bologne et de Milan lors des correspondances, je me retrouve au petit matin à faire du stop à la frontière suisse en direction de la Bavière.

Il a beaucoup neigé, il souffle un vent du nord mordant et il fait un froid de gueux. Sur l’autoroute, la vallée en contrebas est noyée dans une brume neigeuse. Féérique, mais glacial. Je n’aime décidément pas la montagne. Un peu avant midi, un fermier s’arrête et me conduit chez lui pour déjeuner. C’est un couple d’un certain âge d’une grande gentillesse. Il m’explique qu’en Suisse, tout le monde ne roule pas sur l’or contrairement à ce qu’imaginent beaucoup d’étrangers. J’ai parfois un peu de mal à les comprendre : ils parlent « Schwitzerdütcsh ». La prononciation et les intonations m’évoquent davantage le suédois que l’allemand. À Scheeßel, on parle Hochdeutsch, considéré comme l’allemand le plus pur. Un peu l’équivalent du français du Val de Loire. Je repars après déjeuner. Sur l’autoroute j’avise un panneau indiquant qu’on est à la frontière du Liechtenstein. Le type qui m’a pris en stop a le temps et on fait le détour par Vaduz, la capitale, avant de reprendre notre route. J’aurai eu un aperçu du Liechtenstein…

Tard le soir un camion me dépose à proximité d’un village sur une nationale quelque part dans le sud de la Bavière. Le chauffeur continue dans une autre direction et m’indique un Gasthaus à deux ou trois-cents mètres de la route. Il faut « juste » traverser un champ dans cinquante centimètres de neige. À l’intérieur, trois ou quatre tables sont occupées par les retraités du coin qui tapent le carton. Je me réchauffe en mangeant une saucisse au curry arrosée d’une bière.  L’établissement est tenu par deux Bavaroises dans la cinquantaine bien tassée, pas très sympathiques. Un petit brun frisé aux cheveux longs, ça ne plaît guère dans les campagnes bavaroises. Comme je n’ai presque pas d’argent allemand, je leur demande si elles veulent bien changer mes lires. Jésus, Marie, Joseph ! De la monnaie de singe ? Vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas ce qu’elles me disent, évidemment. Leur réponse se résume plutôt à un « nein » abrupt. Hum, changer des lires en marks à minuit dans un village paumé du sud de la Bavière, c’est pas gagné. Elles peuvent peut-être m’indiquer un endroit où passer la nuit ? Demain, je pourrai changer mon argent à la banque… Non, il n’y a pas d’autre établissement et toutes leurs chambres sont déjà occupées. Pourquoi je ne m’adresse pas à la police ? Ils sauront certainement quoi faire. Ben voyons, merci quand même pour la suggestion.

Tout juste réchauffé, je retraverse donc le champ enneigé avant d’aller tendre le pouce sur la nationale. Par chance, un routier s’arrête peu après. Il va jusque dans la Ruhr. Sauvé. C’est au terme d’une longue, très longue et très froide journée que j’arrive enfin à Scheeßel. En route, j’ai aussi réussi à changer mes lires dans une station-service d’autoroute. Pas au meilleur taux, mais je ne pouvais guère faire la fine bouche.

* * *

Retour en Allemagne

Me voilà de retour à Scheeßel. L’hiver reste très froid et je suis bien content d’avoir un poêle efficace. Le charbon, y a que ça de vrai ! Je recommence à chercher du boulot, mais la conjoncture est mauvaise. On est dans une région peu peuplée et les possibilités de trouver un emploi sont limitées. Heureusement que j’ai un peu d’argent devant moi et un mode de vie spartiate. Je vais de faux espoirs en faux espoirs jusqu’à Pâques.

Un dimanche où j’ai passé la nuit Mühlenstraße, je rentre à Veerse et m’allonge un moment pour lire après avoir rallumé le poêle. Les copains appellent ma piaule la « Nullgradzimmer », la chambre à zéro degré. La chambre froide, quoi. C’est Mani qui me réveille une heure ou deux plus tard pour proposer un thé. J’ai la tête lourde et je suis incapable de penser. Complètement sonné. Le vent a tourné brusquement au sud, mais le feu s’est étouffé, dégageant du monoxyde de carbone. Je suis à deux doigts de l’asphyxie.  Mani s’empresse d’ouvrir les fenêtres en grand et me fait venir dans sa chambre pour me remettre. Il me faudra toute la soirée pour retrouver toute ma lucidité.

* * *

Escapade aux Pays-Bas

Vers la fin février, un peu dépité après une nouvelle recherche infructueuse à l’Arbeitsamt, je décide de faire un saut aux Pays-Bas. Un routard rencontré au Danemark m’a invité à passer le voir et je me dis que je pourrais tenter ma chance là-bas. Il habite à Sneek, dans le Nord du pays, pas très loin de la frontière allemande. Sa maison est dans la vielle ville au bord d’un canal. C’est sa copine Marianne qui m’accueille. Elle vient justement de recevoir une lettre de Jan : il est au Népal. Quand je lui demande s’il y a une auberge de jeunesse à Sneek, elle me dit que c’est ridicule, qu’elle peut m’héberger. Je découvre un intérieur typiquement hollandais. C’est une vieille maison en briques qui a dû abriter quelques générations d’ouvriers pauvres. Là, c’est aménagé dans le style en vogue dans les années soixante‑dix, avec des tas d’objets vintage récupérés dans les brocantes, le tout dans des tons marron chaleureux. Et il y a des plantes en quantité, notamment de petits pots posés sur des planchettes suspendues devant les fenêtres, d’où dégoulinent des chaînes de cœurs et autres plantes retombantes.

On cause autour d’un thé. Jan ne doit rentrer du Népal que le mois prochain. En attendant, c’est Marianne qui tient la boutique. La boutique ? Elle deale du shit. De fait, tout l’après-midi défilent des jeunes venus faire leurs emplettes. Elle m’apprend même que l’un d’eux est un policier municipal. Je tombe des nues. J’imagine très mal ce genre de situation en Allemagne. Et puis elle ne vend que du shit, pas question de vendre des drogues dures. J’imagine que pour les flics, c’est un moyen de garder un œil sur ce qui se passe. De toute manière, aux Pays-Bas la détention à usage personnel est tolérée, alors que c’est encore loin d’être le cas dans la plupart des autres pays européens hormis, peut-être, le Danemark. En fin d’après-midi, elle remplit un sac de sachets en plastique et m’invite à l’accompagner à la maison des jeunes. C’est une sorte de salle des fêtes où on passe de la bonne musique et où on peut se restaurer et boire du café à petit prix.

Parmi ceux qui viennent faire leurs emplettes chez Marianne, il y en a un qui me propose de m’héberger en attendant de trouver un boulot. Il a une piaule inoccupée à l’étage et se fait un peu chier tout seul. J’emménage donc chez lui le lendemain. À cette époque, la crise du logement, chronique aux Pays‑Bas, fait que beaucoup de jeunes comme lui vivent dans des maisons promises à la démolition. Les projets de restauration traînent en longueur depuis des années, mais cela présente l’avantage que le loyer est dérisoire. Sietze, c’est son nom, a perdu son père et vit seul. Un après-midi on va chez sa mère boire le café. Elle vit dans une caravane douillette au décor surchargé de bibelots en tous genres. Une dame très gentille qui roule ses cigarettes.

Encore une chose qui m’étonne aux Pays‑Bas. À cette époque, en France, ce sont les vieux qui roulent du « gris ». Tout le monde achète des « toutes prêtes ». Alors une femme qui roule ses clopes, ça semble très exotique. Il faut dire qu’à la différence de la France, le tabac est ici du « shag », un tabac coupé fin très facile à rouler. Au Danemark j’utilisais une machine à rouler apportée de France. Là-bas aussi, le tabac à rouler était du shag, de la marque « Bali Shag ». Le plus pratique était d’acheter des tubes avec bout filtre tout prêts et la petite machine qui allait avec. Aujourd’hui, on en trouve à la Foire Fouille, mais à cette époque c’était totalement inconnu en France. C’est chez Marianne que j’ai appris à rouler mes clopes à la main. En voyant tous ces Hollandais qui le faisaient avec une telle dextérité, je me suis senti un peu ridicule. J’ai profité de ce que Marianne était sortie faire des courses pour m’y essayer. Inutile de dire que les premières tentatives n’étaient guère fructueuses. Tout le tabac se retrouvait au milieu et il n’y avait rien au bout. Ou bien la clope était trop grosse, ou alors trop fine. Un demi-paquet de feuilles plus tard, j’y suis finalement arrivé. Je commençais à m’intégrer dans la société hollandaise !

Les jours suivants je vais à l’arbeidsbureau pour chercher du boulot. Seulement, Sneek est une toute petite ville et, crise économique oblige, je ne trouve rien. Les seuls emplois disponibles sont des emplois spécialisés. En tant que ressortissant d’un pays de la CEE, j’ai tout de même droit à une aide en attendant de trouver du boulot. Ça m’évite de taper dans mes maigres économies.

Sneek est une petite ville typiquement hollandaise avec ses maisons en briques agglutinées au bord de canaux. Sietze habite à la lisière, là où le regard porte sur la campagne. On est en Frise, région agricole où les arbres sont rares. Il suffit de se tenir au bord de la route pour voir tous les villages alentour. Si les moyens de communication modernes disparaissaient, on pourrait communiquer par des signaux. Avec Sietze, on se parle en anglais. Ayant abandonné l’école assez tôt suite de la mort de son père, il n’a pas fait d’études. En revanche il a appris l’anglais grâce à la télé. Aux Pays‑Bas, les films ne sont pas doublés comme en France, ils passent en VO. Ils sont parfois sous‑titrés, mais rarement s’il s’agit de films en anglais ou en allemand. L’anglais, il le parle d’ailleurs très bien et on n’a donc aucune difficulté à communiquer. Il parle aussi un peu l’allemand, les deux langues étant très proches l’une de l’autre.

Au bout de quelques semaines je me rends bien compte que ce n’est pas ici que je pourrai rester bien longtemps et je vais devoir rentrer à Scheeßel. Sietze a décidé de venir avec moi pour le week-end. Il doit repartir le lundi pour accompagner sa mère chez le médecin. Le stop marche bien et on arrive le vendredi en fin de journée.

* * *

Retour en Allemagne

Le samedi on passe l’après-midi avec les copains chez Fips. Avant de retourner à Veerse, on passe Mühlenstraße où j’ai déposé mon sac. On est avec Ulli et Ralf en train de descendre la rue quand deux types dans une Mercedes s’arrêtent et se mettent à nous insulter. Ils étaient aussi chez Fips et ont dû m’entendre parler en anglais avec Sietze. Deux étrangers à Scheeßel, ça leur déplaît. Ils nous traitent de sales youpins et d’autres noms d’oiseaux. Apparemment ils en ont un coup dans le nez et sont plutôt agressifs. Heureusement on n’est plus qu’à cinquante mètres de la maison, et c’est en courant qu’on s’y réfugie. Ils sont descendus de voiture et nous poursuivent jusqu’à la porte dans laquelle ils donnent un grand coup de pied avant de repartir en vociférant. On est tous sous le choc. Michael et Ralf sont là. Ils ont vu ce qui s’est passé et décident d’aller chez les flics en nous recommandant, à Sietze et à moi, de rester là. De retour une heure plus tard, ils nous disent avoir déposé une main courante. Les deux lascars racistes sont les fils du gros concessionnaire Mercedes du coin et ont très mauvaise réputation. Les flics ne feront évidemment rien.

Les semaines qui suivent se déroulent dans le calme. Pendant la semaine, en dehors de quelques passages à l’Arbeitsamt – les agences intérimaires n’existent pas à cette époque, ou alors peut-être seulement dans les grandes villes –, je partage mon temps entre bouquiner à Veerse et aller boire le thé chez Marion, où tout le monde se retrouve en fin de journée.

Un jour j’apprends que des militaires anglais ont saccagé des champs avec un char. La Basse-Saxe est en zone d’occupation britannique et ce genre d’incident n’est pas rare. Dans les années soixante, une livre sterling valait une dizaine de marks. Maintenant, elle n’en vaut plus que cinq et n’en vaudra plus qu’un peu plus de trois au moment du passage à l’euro. Beaucoup de rancœur des Anglais vis‑à‑vis des Allemands. Alors de temps en temps, des militaires en goguette se vengent. D’ailleurs, j’ai lu à plusieurs reprises dans la presse que ce genre de chose arrivait aussi dans la zone américaine, pas nécessairement par esprit de vengeance, mais plutôt parce que les types ont simplement trop bu.

Un dimanche du début avril, je bois le thé chez Mani. On parle de voyages et du stop. Je vois bien que ça le titille, mais d’un naturel craintif, il a un peu peur de « tout ce qu’on lit dans les journaux ». À un moment donné, il m’apprend qu’une Danoise qu’il connaît de je ne sais où réside actuellement à Londres et l’a invité à aller la voir. À mon avis, ça serait possible d’y aller en stop ?

Le lendemain matin nous voilà à la sortie de Scheeßel à tendre le pouce. On a prévu de passer par Osnabrück puis la Ruhr avant de rejoindre la Belgique, où on prendra le ferry pour l’Angleterre. Seulement on a oublié un détail : on est le lundi de Pâques. Le pire jour de l’année pour faire du stop en Allemagne. Tous les commerces sont fermés et l’activité est très réduite. Pour ne rien arranger il fait assez froid. Au bout de dix minutes à tendre le pouce, Mani fait déjà la gueule en voyant que les automobilistes ne s’arrêtent pas aussi vite qu’il l’espérait. Et puis pour rejoindre l’autoroute, on doit d’abord parcourir quelques dizaines de kilomètres sur la nationale. À cette heure-là, le trafic est plutôt local et les gens ne se rendent pas bien loin. Et en stop, il faut aussi avoir l’air décontracté et sympa. Souriant de préférence. On accroche les élastiques derrière les oreilles, s’il le faut.

Une heure plus tard, un type dans une 4L nous emmène jusqu’à Osnabrück. Super. Ce qui l’est moins, c’est qua la neige a commencé à tomber dru et que l’essuie-glace du côté conducteur ne marche pas. Notre chauffeur ouvre sa vitre et balaie donc le pare-brise avec la main quand la neige s’accumule un peu trop. On ne risque pas grand-chose à vrai dire. On ne dépasse guère le 80 km/h et il n’y a quasiment pas de circulation. À un moment, il me passe son paquet de tabac et m’invite à nous rouler un trois-feuilles. Là, Mani, ça ne le fait plus rire du tout. Il est mort de trouille à l’idée qu’on puisse tomber sur les flics. Sur cette autoroute quasiment déserte et avec cette neige ? non mais franchement…

À neuf heures du soir, on nous dépose à une station-service de Remscheid, dans la Ruhr. C’est calme, très calme, très, très, très calme. La boutique est fermée. Heureusement, il y a des distributeurs automatiques. On somnole jusque vers quatre heures du matin. Quels cons ! Partir un week-end de Pâques ! Comment on a pu ne pas y penser ? Un type prend finalement pitié de nous. La cinquantaine, sympa. Il est belge et peut nous emmener jusqu’à Bruxelles. Ouf ! Chemin faisant, il m’apprend qu’il est le patron des stups de Bruxelles. Le pétard fumé hier dans la 4L est loin et j’ai dormi depuis. De toute manière, même si j’avais un peu de shit sur moi il s’en foutrait pas mal. Quand on passe la frontière, on le reconnaît et on nous laisse passer directement. Il nous dépose en début de matinée à un emplacement bien situé pour continuer en stop, à la périphérie de Bruxelles. On n’a pas suffisamment dormi, on a froid et faim et Mani fait maintenant franchement la gueule. Pas si rigolo que ça, le stop. On l’y reprendra, tiens ! Il décide de prendre le train jusqu’à Ostende. Moi, je continue en stop.

À Ostende, pas de Mani. Il a dû prendre un autre ferry. À Folkestone je prends un train pour Londres et j’arrive à Balham en milieu de journée. Charles n'habite plus à Londres et je passe la semaine chez Dave et Phylis, mes anciens proprios. Ils m’accueillent chaleureusement, mais je sens que ça ne va pas très bien entre eux. Je ne m’attarde d’ailleurs pas et repars en Allemagne le vendredi.

Plutôt que faire du stop, je vais à l’agence Magic Bus. Pour dix livres, une misère, j’achète un billet combiné train-ferry-train qui m’emmène à Norwich puis Hoek van Holland et enfin à la frontière de mon choix en Hollande. Comme ça, je vais jusqu’à la frontière allemande par le train, d’où je continue en stop. Il n’y a alors plus que deux-cents kilomètres à parcourir. J’arrive à Scheeßel en fin d’après-midi. En descendant Mühlenstraße récupérer le vélo, je tombe sur Marion. Elle se marre : Mani est arrivé deux ou trois heures avant, encore en rogne. Apparemment, tout ne s’est pas passé comme il l’espérait avec la Danoise et il est revenu la queue basse. Avant de partir, on n’avait pas non plus pensé à échanger nos adresses à Londres. J’aurais pu lui filer le tuyau de Magic Bus. Même avec sa carte d’étudiant, il a payé plus cher que moi. Heureusement, il n’est pas rancunier et rétrospectivement pas mécontent d’avoir vécu cette petite aventure.

Après Pâques, le temps s’est bien radouci. À cette époque, on est en train de construire la centrale nucléaire de Brockdorf et les manifs se succèdent. Un samedi, une grosse manifestation est justement prévue, avec des militants venus de toute l’Allemagne. Tous les copains y vont, mais ils refusent de m’emmener, parce que ça chauffe pas mal et risque d’être dangereux. De fait, quand ils rentrent le soir ils m’apprennent qu’il y a eu pas mal d’échauffourées avec la police et un grand nombre d’arrestations. En tant qu’étranger, il était en effet plus sage de rester ici.

Un samedi on décide de faire un saut aux Pays‑Bas. Là-bas, le shit est quasiment en vente libre, alors qu’ici ça craint pas mal. Le samedi matin nous voilà donc en route pour Groningue, la grande ville du Nord des Pays-Bas, à cinquante kilomètres de la frontière allemande. On passe la journée à fumer des pétards en traînant en ville. On repart vers huit heures du soir. La nuit vient de tomber quand on arrive au poste frontière. On nous fait signe de nous garer sur le côté. Aïe. Gerd a planqué deux ou trois barrettes dans le moteur, mais on n’en mène pas large. Les douaniers inspectent la bagnole à la loupe, y compris le dessous avec un miroir. On a fumé un dernier pétard peu avant et on est tous encore un peu stoned, même si le shit à cette époque n’est pas la saloperie transgénique qu’on vend aujourd’hui. On passe un par un à la fouille à corps. Pendant ce temps, les autres poireautent dans le couloir en roulant des clopes en compagnie d’un jeune douanier. Heureusement, on n’a rien sur nous. Un peu dépités, les douaniers nous laissent finalement repartir. Dans la voiture, on est surexcités. Pour fêter cette remarquable victoire sur la gent douanière, on décide d’en fumer un petit. Et on se rend compte qu’il reste une barrette fond du paquet de tabac qu’on s’est passé entre nous en attendant dans le couloir. C’est le seul qu’ils n’ont pas pensé à contrôler.

Début mai je trouve enfin du boulot, dans une entreprise de terrassement à quelques kilomètres de Scheeßel. Par chance, je peux faire l’aller et retour en bus. Les premiers jours, le temps n’est pas terrible et on travaille dans des conditions assez déplaisantes. On pose de grosses canalisations dans des tranchées. On est une équipe de quatre, dont deux frères stakhanovistes qui n’arrêtent pas de gueuler. Ça ne va jamais assez vite à leur goût. J’espère que ça ne sera pas tout le temps comme ça. Le lundi suivant, le temps a changé. Il fait très beau et presque chaud. Par chance on m’a affecté à un autre chantier. Je travaille avec un bonhomme sympa, qui est près de la retraite. On droit creuser des trous pour planter des poteaux. Le sol, c’est du sable et le travail n’est pas fatigant. Par contre, c’est encore plus mal payé que chez Juwel. À la fin de la semaine, je décide tout à trac de partir tenter ma chance aux Pays‑Bas. Comme on a fini de creuser les trous pour les poteaux le jeudi, je décide de partir tout de suite.

Le vendredi, je dis « Auf Wiedersehen » et en route pour la Hollande.

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